Univers ??? - Le "Dôme"

La vision qui s’offrait aux yeux de Blanche était des plus dérangeantes pour la jeune femme. Bien qu’elle savait pertinemment que la bête humaine était censée être elle, une part d’elle savait que cela ne pouvait pas être le cas. Ce n’était pas un miroir, c’était une illusion. Blanche le savait mais se voir ainsi la tourmentait. Était-ce une vision du futur, de son futur ? Deviendrait-elle finalement ce que le Père Bartholomé prévoyait pour elle depuis sa naissance ? Guiderait-elle ainsi une horde gigantesque d’enfants de Judas pour servir les desseins de l’agriogourouno Burak Özkan ? Est-ce que tout ce qu’elle avait vécu depuis que Jeremiah l’avait adoptée ne comptait pour rien ? Toutes ces années à l’entraîner pour faire de son corps une arme affûtée et équilibrée n’auraient finalement servi à rien ? C’était impossible, son père adoptif lui avait appris à canaliser sa soif de sang et de carnage. Tout ce qu’elle avait vécu avait porté ses fruits et pour quoi ? Pour en arriver à cette dépravation ? Une créature plus bestiale qu’humaine. Toute intelligence humaine avait disparue de son regard. Tout ce qui faisait d’un individu un être humain avait disparu de cette créature. Aucune pitié, aucun remord, aucun complexe à se promener nue, une violence assumée et des désirs culinaires avoués.

Blanche tomba à genoux, des larmes coulant de ses joues mais les yeux grands ouverts. Elle croisait les bras comme pour s’enlacer elle-même. Son corps était agité de légers tressaillements. Elle restait là, à observer avec stupeur son elle futur.

Blanche ne combattait pas cette vision d’elle-même. Elle n’avait pas le réflexe de la combattre puisque la vision n’entrait pas en relation directe avec elle. Elle se contentait de s’afficher sous les yeux de Blanche, comme ignorant que la jeune femme la regardait faire. Pour Blanche, il n’y avait pas d’ennemi, pas d’agression, juste une quelconque fatalité. Dans de telles conditions comment ne pas se croire en plein cauchemar ? Après tout on se réveille tous d’un cauchemar, alors Blanche était comme en attente de se réveiller en sursaut. Néanmoins, il y avait bien là une agression, plus sournoise que jamais, plus insidieuse que tout ce que ses camarades pouvaient affronter. Une simple image d’un futur dystopique, d’un futur où elle décevrai son père.

Son père, Jeremiah, ne lui avait-il donc rien appris ? Ne lui avait-il pas inculqué la persévérance ? Ne lui avait-il pas appris à combattre l’adversité ? Ne lui avait-il pas révélé son passé et l’usage que le Père Bartholomé comptait faire d’elle afin qu’elle combatte cette fatalité ? Qu’il n’y avait pas de destin tout tracé ! Quel que soit ce que l’on prévoyait pour elle, elle avait le pouvoir de s’en détourner. Qu’elle seule dirigeait ses pas vers le futur qu’elle souhaitait.

Blanche cessa de trembler et desserra ses bras. De toutes évidences, ce n’était pas ce qu’elle voulait. Qui voudrait régresser à un stade aussi bestial et dépourvu de conscience ? Elle essuya ses larmes et se releva. Fronçant les sourcils, son regard s’irisa et devint lumineux.

« - Personne ne me dictera quoi faire ou quoi devenir ! Et je ne veux pas devenir cette saleté ! »

Après avoir subi le désespoir lié à cette vision, Blanche était plus déterminée que jamais à prendre un chemin à l’opposé de cette vision. Celle-ci disparut, la voix de Tyr la félicita pour sa réussite et les dalles sous ses pieds la ramenèrent auprès de son père et ses compagnons.

« - PÈRE ! » s’écria-t-elle en s’élançant vers lui.

Après quelques secondes dans les bras de son père, elle recula et regarda autour d’elle.

« - Bravo fillette ! » lui adressa Milla avec un sourire.

A côté d’elle, Frédéric souriait de sa réussite. Reinhardt aussi était là, il leva simplement le pouce pour saluer sa réussite.

« - Où sont les autres ? » s’enquit-elle.

« - Nous sommes arrivés ici tous les quatre à peu près en même temps » répondit Jeremiah.

« - On attend depuis environ une demi-heure que vous finissiez vos épreuves » ajouta Frédéric.

« - Ça veut dire que les autres sont toujours là-haut ? »

Tous se regardèrent. Ils se doutaient que cela ne signifiait rien de bon.

L’illusion à laquelle était soumis Wade avait recommencé à faucher les vies sur son chemin comme on fauche le blé. Quelle que soit la créature face à sa lame, personne ne l’arrêtait. Jamais il n’hésitait, il tranchait dans le vif. Un valeureux guerrier lui faisant face avec courage ? La faux de Wade s’abattait tranchant épée, bouclier, armure, vie. Un monstre putride et malfaisant ? La faux tombait avec autant de vigueur, ni plus, ni moins d’ardeur. Une mère protégeant son enfant de son corps, le couperet tombait impitoyablement sur eux deux. Telle était la peur que Wade avait éprouvée par le passé, tuer sans aucun remord. Première et dernière solution, unique réponse à tout problème.
Mais aujourd’hui se complaire dans les bras de Dame Mort après avoir fauché son quota d’âmes ne semblait même pas l’émouvoir. Wade observait cette scène toujours aussi impassible, sans aucune réaction.

D’autre part, Wormcell continuait d’observer cet ancien avatar de lui-même. S’il pouvait éprouver de la curiosité au départ, il semblait maintenant être fasciné par cette vision. Lui qui était tel un autiste, à ne pouvoir communiquer avec autrui, qu’éprouvait-il réellement en se voyant ainsi ? En se regardant par en-dessous comme il regardait tout le monde, toujours le dos courbé, que percevait-il ?
Toujours plus ou moins agité, Wormcell se calma progressivement, comme si cette vision l’apaisait au lieu de l’apeurer comme cela était censé être le cas. Que ce soit le nouveau groupe auquel il appartenait ou l’ancien, aucun d’eux n’avait pu prédire ses réactions tellement il semblait décalé, déphasé avec le monde qui l’entourait. Mais cette vision semblait le fixer. Petit à petit, il cessa ses gesticulations inutiles. Il commença même à sensiblement se redresser. Ses jambes se déplièrent lentement, son dos se redressa et sa tête se releva jusqu’à se tenir totalement et parfaitement droit. S’il avait encore son visage, il regarderait alors en ce moment son avatar du passé droit dans les yeux.

De son côté, Sandora était comme obnubilée par la vision d’une hypothétique future d’elle-même. Son physique n’avait plus rien d’envoûtant mais pour autant son aura semblait hypnotiser la jeune femme. Devait-elle devenir cela pour compter dans la partie qui avait commencé et qui allait indéniablement s’accélérer ? Sandora avait l’esprit clair, soit elle devenait ce monstre de puissance, soit elle serait tôt ou tard délaissée sur le bord du chemin. Mais était-ce bien un mal ? Après tout, elle avait fragilisé son seul lien fort avec ce groupe en prenant un temps ses distances. Puis il semblait avoir été définitivement rompu lorsque Frédéric était revenu aux bras d’une autre. Cette autre femme était sûre d’elle-même, elle était forte, elle partageait le même aspect animal que Frédéric. Sandora savait qu’en l’état jamais elle ne pourrait rivaliser avec elle. La question était donc de savoir si elle désirait reconquérir son homme en lui montrant qu’elle n’était pas une petite chose fragile ... ou rester telle qu’elle était sans grand espoir de pouvoir le reconquérir et d’avoir toujours le rôle de celle qui tient la chandelle ... jusqu’à ce qu’un malheur n’arrive à cette Milla. Finalement, plusieurs choix s’offraient à elle. Sandora plongeait profondément son regard dans celui de son futur soi.

Wade était toujours confronté à son épreuve personnelle. Celle-ci se renforça un peu plus en prenant un tournant encore plus personnel. Cette fois il se voyait être envoyé par Dame Mort ôter la vie de tous ceux dont il avait croisé la route. Le faux Wade s’y employait avec une froide détermination. Il abattit ainsi Nialgrim, faisant rouler sa tête desséchée sur un sol poussiéreux. Alricaus connut le même sort ainsi que Baalzephon. Fu-Hsi, Fûbaï, Sakhm, un chozo anonyme, Ankou, Patulas, Northwood, Piotr l’innervé, ainsi que d’innombrables inconnus dont il avait perdu l’identité.

Puis Dame Mort l’envoya tuer ses camarades et aucun n’y échappa. Que ce soit Giaz, Sandora, Frédéric, Milla, Wormcell, Reinhardt, Jeremiah, Blanche et Isaac. Tous trépassèrent devant lui sans qu’il n’éprouve la moindre hésitation. De l’hésitation, il n’en connaissait pas non plus lorsqu’il s’agissait de faucher les vie d’Elizabeth, sa femme, ou encore de Kevin, son fils.

Deux heures après le début de l’épreuve, Tyr décida finalement d’intervenir. Il apparut au sein du dôme, au milieu des trois individus restés immobiles depuis trop longtemps. Il ordonna à Dalia de dissiper leurs visions respectives. A ce moment, Wade bougea enfin d’un cil.

« - Vous avez fini ? » demanda-t-il simplement, en se retournant vers Tyr.

Tyr fut étonné par sa réaction.

« - Que veux-tu signifier ? » demanda le dieu.

« - J’ai croisé le chemin d’un congénère de votre amie là-haut, question torture il était autrement plus doué ».

« - C’était une épreuve ! »

« - Si tu le dis ! Et si on demandait aux autres comment ils l’ont perçue ? »

Tyr conserva le silence, l’air renfrogné. Il était en colère, mais pas contre Wade, contre Dalia qui avait opposé aux cavaliers et leurs compagnons une épreuve hors du cadre prévu.
Alors que des dalles se désolidarisaient sous les pieds des quatre individus, Tyr posa encore une question à Wade.

« - Quand t’es-tu affranchi de la vision ? »

Wade le regarda sans rien dire dans un premier temps. Ce ne fut que lorsque les dalles commencèrent à descendre qu’il lui répondit : « - Je deviendrais qui je dois devenir ... mais jamais nous ne serons le laquais de quiconque ! »

Tyr tiqua sur la formulation tandis qu’ils arrivaient dans la salle en dessous et qu’ils rejoignaient donc le reste du groupe.

Dalia qui observait la scène connut un frisson parcourir son échine.

Frédéric, Milla, Reinhardt, Jeremiah, Blanche et Isaac se tournèrent ensemble vers les quatre silhouettes qui les rejoignaient.

« - Nous avons réussi votre épreuve ? » demanda Frédéric.

« - En partie » répondit Tyr.

« - Comment ça en partie ? » répliqua Reinhardt.

« - Deux d’entre vous ont échoué ! »

La stupéfaction fut totale. Du moins durant un instant. Voyant Wade ne pas revenir, Milla et Reinhardt s’étaient posé des questions à son sujet. Frédéric avait bien constaté une dégradation dans le comportement de Wade, mais il se refusait à croire qu’il avait échoué pour autant.
Quant à Jeremiah, il remarqua le changement de posture de Wormcell. Cela l’intriguait autant que l’inquiétait. Il n’oubliait pas qu’il était un ancien du Mastercorps et donc potentiellement un être vicié au plus haut point. Il avait été réduit à l’état de bête servile mais le vampire supputait qu’il n’avait pas été ainsi toute sa vie ... comment était-il alors auparavant ? Cette question depuis longtemps, non pas oubliée, mais mise de côté, semblait redevenir d’actualité en ces minutes cruciales. Il faisait donc en sorte de garder la créature dans son champ de vision. Observant Wade un instant, il semblait égal à lui-même, impassible et dorénavant si éloigné des émotions qu’il doutait qu’on puisse encore lui faire peur ou le tenter par une quelconque corruption. Car telles avaient été les épreuves de chacun d’entre eux d’après leurs témoignages. Son regard se reporta alors sur Wormcell. Il l’avait déjà observé apeuré par le passé mais aujourd’hui et maintenant son langage corporel ne véhiculait aucune crainte. A l’inverse il semblait être galvanisé par une quelconque assurance retrouvée. Comprenant qu’il avait succombé à la corruption, le vampire se déplaça instinctivement et subrepticement entre Wormcell et Blanche. Si Wormcell avait échoué et Wade non, ne restait plus que Sandora. La jeune femme semblait abattue. Avait-elle succombé à ses peurs ou à la corruption ? Il ne savait trop quoi en penser mais il était maintenant certain de l’identité de ceux qui avaient échoué.

« - Bawbawda ! » dit-il alors à l’attention de sa fille.
< - Attention ! >

La tension de la jeune femme monta en flèche. Si son père lui adressait soudainement une parole en wenja, ce n’était pas pour rien. Ayant entendu Jeremiah prononcé un mot incompréhensible, Frédéric tourna le regard un instant vers lui. Immédiatement, il comprit que lui et sa fille étaient sur le qui-vive. Même s’ils étaient toujours droits, leurs muscles étaient tendus, prêts à agir. Mais pourquoi donc ? Frédéric tourna alors la tête dans la même direction que son ami et comprit instantanément qui étaient ceux qui avaient échoué. S’il ne s’était pas focalisé sur Wade, il s’en serait aperçu aussi vite que le vampire, si ce n’est plus vite. Tout comme Jeremiah, Frédéric eut un geste instinctif envers Milla, il la déplaça du bras derrière lui.

« - Qu’est-ce que ... ? »

Ce geste malencontreux adjoint à la légère protestation de Milla attira le regard de Wormcell et de Sandora. Cette dernière était en proie à un chaos émotionnel intense. Elle était encore chamboulée par l’épreuve ; elle craignait que les autres apprennent son échec en raison de la nature même de ce dernier et maintenant qu’ils s’en doutaient, elle avait peur d’être rejetée ... Mais en même temps une colère mêlée à une jalousie intense monta en elle en constatant comment Frédéric était protecteur envers Milla ... et pas envers elle. Il était à lui, pas à Milla ! La pointe de ses cheveux se releva légèrement sous l’afflux d’énergie sonique à basse fréquence qui commençait à tourbillonner autour d’elle.

C’est alors que Wormcell posa sa main sur son épaule. Sandora sembla se figer sur l’instant. C’était un contact amical, presque réconfortant qu’elle ressentait là. Elle tourna son regard vers Wormcell et eut la surprise de voir se dessiner un visage dans le hublot. Un visage d’énergie qui souriait.
Encore plus stupéfiant, il se mit à parler ... du moins tenta-t-il de le faire. Le son qui en résulta fut si aigu qu’il en fut douloureux pour tout le monde ici présent. Alors que du sang coulait des oreilles des mortels, tel ne fut pas le cas de Tyr. Réactif, le dieu asgardien dégaina son épée et plaça son tranchant sous le menton de Wormcell, lui signifiant de se taire.

« - NON ! » cria alors Sandora.

Wormcell se tut et tous s’immobilisèrent.

La sirène créa une sorte de filtre d’énergie sonique ce qui permit à Wormcell de se faire comprendre.

« - Merci, douce Sandora ! Ce que je disais c’était qu’il était inutile de dépenser de l’énergie. Aucun d’entre vous ne peut nous comprendre et donc comprendre la raison de notre "échec". Ce "test" nous a permis d’accepter notre but. Si ces dieux de pacotille estiment que nous avons échoué, je pense au contraire que nous sommes les seuls à l’avoir réussi. Nous n’avons pas besoin de cette "bibliothèque" fantoche pour connaître la direction de nos prochains pas ! »

« - Eh bien ! Pour une larve, tu es devenu drôlement loquace ! » répliqua Reinhardt.

« - T’ai-je froissé ? Peut-être cela te rassurerait-il d’avoir à tes côtés quelqu’un de plus pitoyable que toi mais c’est fini ; tu seras le pitoyable de la bande maintenant ! » rétorqua Wormcell en ouvrant un portail dimensionnel d’énergie orange.

Se retournant vers Sandora, il lui tendit une main pour l’inviter à le suivre.

« - Tu vas vraiment partir et tout abandonner ? » demanda Blanche à la sirène.

Les yeux baissés, Sandora les releva et confronta le regard de Blanche.

« - Je n’abandonne rien ! Je pars que pour mieux revenir et reprendre ce qui est mien ! » fit-elle en toisant Milla du regard.

Après quoi, elle prit la main de Wormcell et tous deux disparurent par le portail.
_____________

Note 1 : le titre signifie « Une aiguille dans l’abîme, part 3 : Dépravation »
_____________

A suivre dans le chapitre 508 - A needle in the abysm, part 4 : Abreaction !