Feu - Sépulture des engrenages hurlants

Alors que le Vagabond et Jeremiah arrivaient en vue de trois démons rachitiques, le Vagabond s’immobilisa une nouvelle fois. Jeremiah l’observa du coin de l’œil. Bien que dépourvu de visage, le vampire sembla déceler que le Vagabond réfléchissait à la marche à suivre.
Il n’était pas loin de la vérité. En réalité, il savait déjà quoi faire et comment y parvenir ... dans les grandes lignes. Mais quelque chose l’interloquait. La capacité à voyager dans le temps était une capacité jalousement gardée et tenue au silence. Les rares êtres connus possédant cette capacité n’en faisaient profiter autrefois autrui que très rarement, pour ne pas dire jamais ... du moins lorsqu’ils ne pouvaient en retirer un quelconque bénéfice. Ces êtres étaient tous des divinités de leur état ... hormis un. Il semblerait qu’il ait existé un archange capable de voyager dans le temps. Mais archange comme divinités, chacun d’entre eux avait fait en sorte que son nom soit oublié. Ici et maintenant, il n’y avait que Marbas qui semblait disposer d’un tel moyen ... Comment aurait-il fait pour laisser s’échapper ainsi le témoin d’une telle prouesse ? Bien qu’il mit en doute sa santé mentale, le Vagabond estimait qu’il n’en était pas devenu négligent pour autant.
Finalement, le Vagabond reprit son approche, suivi de près par Jeremiah. Ils arrivèrent rapidement face aux trois démons rachitiques.

« - Toi ! Annonces à ton seigneur mon arrivée ! »

« - ... Et vous êtes ? » fit le démon.

Les yeux du Vagabond rouge s’illuminèrent un bref instant avant que le démon à qui il s’était adressé ne soit réduit en cendres. La verve du Vagabond avait failli faire oublier à Jeremiah à quel point il pouvait être intransigeant, impitoyable ... et puissant. Après quoi, le Vagabond tourna le regard vers le second démon. Celui-ci déglutit avant de se plier en deux en signe de révérence.

« - Je m’en vais avertir de ce pas mon seigneur de votre présence, Vagabond Rouge ! »

Le démon disparut en courant à bride abattue. Quelques instants plus tard, ce fut une fillette qui apparut face à eux, au grand étonnement du vampire. Il tenta de masquer au possible son étonnement. S’agissait-il vraiment d’un démon ? La forme était à se méprendre.
La fillette dispersa du pied le tas de cendres qu’était devenu son laquais.

« - Je n’apprécie pas que l’on tue mes larbins ... COMMENT VOULEZ-VOUS QUE JE LES TORTURE DE LA FAÇON LA PLUS EXQUISE APRÈS CA ? »

« - S’il n’y a que ça qui te contrarie, Marbas, je t’en offrirais mille autres du même acabit » répliqua le Vagabond, semblant ne pas s’insurger du ton avec lequel Marbas venait de parler.

« - Que veux-tu, Vagabond ? » dit alors la fillette dont le regard trahissait enfin sa nature démoniaque.

« - Est-ce une façon de s’adresser à ses hôtes ? » rétorqua le Vagabond.

« - Tu n’est pas mon hôte ... et d’ici quelques heures, un autre aura revendiqué ton statut. Votre couronne vacille, mon roi ! »

Bien qu’hostile et impertinente, la fillette, ou plutôt Marbas, se gardait bien d’être désobligeant.

« - Certes, mais cela n’enlève en rien au fait que tu restes mon obligé » répondit le Vagabond sans une once d’agressivité dans sa voix.

A en voir l’expression sur le visage de Marbas, le Vagabond n’avait pas besoin de l’être. La simple évocation d’une dette, de cette dette, suffisait à faire changer Marbas d’attitude ... un tant soit peu.

« - D’où ma première question : Que veux-tu ? »

« - J’aimerais profiter de ton engrenage ».

Marbas conserva le silence quelques secondes, avant de détourner le regard et de répondre : « - Il faudrait pour cela être plus précis ».

« - Il me semble l’avoir été suffisamment pourtant. Je n’ai pas demandé l’un de tes engrenages mais TON engrenage ! »

« - Il n’est pas achevé » répondit sobrement Marbas.

« - Permet-moi d’en douter ! »

« - Doutes autant que tu le souhaites, "mon roi" ».

« - Marbas, cela suffit ».

Le Vagabond semblait être las de l’impertinence de son interlocuteur. Ces trois seuls mots semblèrent pétrifier Marbas.

« - Mais si cela te sied de constater l’avancement de l’engrenage de tes propres yeux, alors veux-tu bien me suivre » fit le seigneur démoniaque.

La fillette tourna alors les talons, invitant à contre-cœur ses hôtes à le suivre. L’intérieur de la Sépulture souleva le cœur du vampire. Ils passèrent devant d’innombrables victimes de tout horizon soumises à diverses tortures et attachées dans leur grande majorité à des engrenages sordides et rouillés par le sang qui avait ruisselé dessus depuis ce qui semblait une éternité. Écartèlement et éviscération étaient les tortures les plus usitées. Marbas sembla noter le haut le cœur de celui qui accompagnait le Vagabond.

« - Qui t’accompagne ? »

« - Cela ne te regarde pas » fit sèchement le Vagabond.

Marbas fit une moue qui trahissait l’amusement et en même temps un certain manque d’intérêt sur l’identité de Jeremiah au final. C’était plus pour titiller le Vagabond dont l’hôte semblait être un peu trop émotif.

Finalement ils arrivèrent face à un engrenage complexe auquel il manquait quelques roues. Plusieurs démons de bas étages s’y affairaient sous la direction d’un démon plus gradé ... et sensiblement mieux nourri. Tous s’immobilisèrent à l’arrivée du Vagabond. Quelque chose interpella Jeremiah dans le comportement des démons. Ils semblaient transis de peur. Non pas à cause de la présence de leur maître et seigneur mais à cause de l’arrivée impromptue du Vagabond ... Comme s’ils étaient pris sur le fait d’un méfait. Et si lui l’avait décelé, il ne faisait aucun doute que le Vagabond l’avait également vu.

« - Vois, mon Engrenage de Déchirement Temporel dans toute sa splendeur ... d’incomplétude ! » fit Marbas en écartant les bras.

Le Vagabond embrassa la pièce d’un regard et émit un petit son d’amusement. Marbas se retourna vers le Vagabond ... l’instant d’après ce dernier administrait une gifle aussi fulgurante que puissante à Marbas. La fillette fut projetée sur une bâche conséquente. En se relevant, son visage affichait un mélange de sentiments. Rage bien évidemment de s’être ainsi fait malmener devant ses larbins mais en même temps de la peur. Son regard trahit un instant l’objet de sa crainte : la bâche sur laquelle elle avait atterrie. Le Vagabond ne l’y avait pas envoyée de façon fortuite. Non, la trajectoire que Marbas avait subie n’avait rien de naturelle.

« - Je croyais t’avoir dit que cela suffisait. Tu devrais savoir que je ne me répète que très rarement sans qu’il n’y ait de conséquences ».

Marbas mit un genou à terre.

« - Veuillez accepter mes plus plates excuses ... mon roi ! »

A en juger par le comportement que Marbas avait eu jusque-là, cet acte de contrition devait énormément lui coûter. Après quoi, le Vagabond retira la bâche par télékinésie et dévoila plusieurs rouages qui semblaient correspondre à ceux manquant dans l’engrenage. Sans attendre d’avantage, le Vagabond souleva ces rouages par télékinésie et les envoya dans l’engrenage reprendre leur place. Ce faisant, les rouages écrasèrent nombre de démons qui se trouvaient encore sur l’engrenage et qui l’avaient démonté avant leur arrivée. Les autres en descendirent immédiatement afin d’éviter le sort qui avait été réservé à leurs collègues.

A peine les rouages furent-ils en place qu’une foultitude de lumières violettes les illuminèrent. Comme le Vagabond s’était fait la réflexion auparavant, on gardait jalousement secret ce genre de pouvoir.

« - Je constate qu’il a l’air fonctionnel » fit le Vagabond.

« - Les apparences sont souvent trompeuses ... mon roi » fit Marbas qui ne s’était pas encore relevé.

« - Comme celles où j’ai cru que tu ne voulais pas que je le vois en fonctionnement ? »

Marbas ne répondit pas.

« - Quand et où voulez-vous vous rendre ... mon roi ? » dit-il après plusieurs secondes.

« - Moi, je ne vais nulle part. En revanche j’apprécierais que tu ... envoies mon hôte 2000 ans après la naissance d’un certains Jésus Christ sur la Terre ... »

« - 531 ! » fit Jeremiah, invité d’un regard par le Vagabond à répondre.

Marbas se releva et ordonna à ses démons d’ouvrir un portail temporel sur la Terre 531 en l’an 2000 après J.C.. Ses démons s’affairèrent en tous sens pour mettre en route l’engrenage de déchirement temporel.
Après plusieurs minutes, aucun portail, ni brèche n’était encore ouvert lorsqu’un démon vint converser discrètement à l’oreille de Marbas. Le seigneur démoniaque vit ses traits se déformer sous la contrariété que lui prodiguait son démon. Transformant l’un de ses bras, elle décapita le messager.

« - Qu’y a-t-il ? » demanda le Vagabond.

Marbas baissa la tête.

« - Mes démons ont mis du temps à retrouver la naissance de ce Jésus Christ. Il s’avère qu’il sera le fils d’un vulgaire charpentier, tout ce qu’il y a de plus insignifiant. Curieux qu’un système de ... »

Mais Marbas fut interrompu par un claquement de doigts agacé du Vagabond. Il lui signifiait d’abréger. Mais en réalité, le Vagabond empêchait Marbas de s’interroger trop longuement sur ce Jésus Christ. Si un système de datation était établi à partir de sa date de naissance, ce Jésus Christ ne serait pas aussi insignifiant que Marbas le pensait de prime abord. Il s’évertuerait à garder un œil sur cet illustre personnage lorsque sa naissance viendrait.

« - Tout cela pour dire que 2000 ans après la naissance de ce Christ marquent une époque future ».

« - Et ? »

« - Il est autrement plus aisé de voyager vers le passé que vers le futur étant donné la structure complexe et imprévisible du Multivers. Un lieu qui a déjà eu lieu est figé alors qu’un lieu futur ne saurait être parfaitement localisable à cause des scissions continues des réalités ».

« - Je t’ai donné la réalité cible : la 531. Tes démons sont donc capables de la localiser et d’y envoyer mon hôte. Exécute-toi ou j’exécute tes larbins ! »

Marbas se retourna vers ses démons et leur ordonna de faire le nécessaire. Les rouages de l’engrenage de déchirement temporel se mirent en branle. Jeremiah observait cela dans un mélange de sentiments contraires. Il allait enfin pouvoir retourner chez lui mais il donnait aussi une piste à remonter pour les retrouver à deux des démons les plus puissants des Enfers. Qu’est-ce que son retour à la maison allait lui coûter à lui et à tous les êtres humains de sa Terre ?

Les rouages tournèrent à toute vitesse durant plusieurs secondes avant de commencer à ralentir. C’est alors que de puissants claquements se firent entendre. Les rouages claquaient. De sinistres craquements et torsions de métal se faisaient entendre. C’était comme si l’engrenage se mettait à crier. Malgré les claquements de plus en plus puissants, les démons s’évertuaient à atteindre l’époque désirée.
Une déchirure dans l’espace s’ouvrit alors devant eux. Elle semblait particulièrement instable et à chaque claquement, la vision qu’ils avaient de la Terre 531 changeait brutalement.

« - Qu’est-ce à dire, Marbas ? »

« - Je vous l’ai dit, mon roi, mon engrenage n’est pas encore au point. Pour une raison inconnue, les rouages ont tendance à se caler sur des dates privilégiées : 1250, 2010, 2770, 3530 ... et d’autres que l’on a du mal à dater ».

Parmi ces dates, Jeremiah en connaissait au moins une. L’année 1250 fut celle où sa vie bascula à jamais. L’année 2010 devait être celle où ce fut la vie de Frédéric qui bascula. Quant aux deux autres dates, elles devaient sûrement correspondre à la bascule pour Miles et Wade. Le vampire ne pensait pas si bien croire. Ce serait effectivement les dates vers lesquelles Marbas utiliserait un Engrenage de Déchirement Temporel finalisé pour commettre ses exactions. Contrairement à une capacité d’origine divine, son engrenage laissait d’importantes cicatrices sur le tissu temporel. En l’état actuel, sa machinerie avait du mal à ne pas se caler dessus lorsqu’elle tentait de cibler une date avoisinante.

Les roues dentées connaissaient des mouvements erratiques. Ils tournaient dans un sens puis brutalement dans un autre. La brèche temporelle était des plus instables. L’image au travers sautait lorsque la brèche ne se fermait tout simplement pas pour se rouvrir immédiatement après. Les rouages commençaient à rougir tel un frein à disque d’une voiture de sport. Des étincelles s’échappaient à la faveur de grincements terrifiants. Par endroit un léger échappement de vapeur commençait à apparaître. Une sorte de conduite d’huile se perça sous la pression, provoquant un léger jet liquide.

« - SEIGNEUR MARBAS, L’ENGRENAGE NE VA PAS TENIR ENCORE LONGTEMPS A CE RÉGIME ! » cria l’un de ses larbins.

« - Vaga ... Mon roi, votre hôte doit se dépêcher de passer ! »

Le Vagabond rouge tourna la tête vers Jeremiah. Le vampire redoutait de passer la brèche. Où allait-elle le mener ... ou plutôt quand ? Allait-il pouvoir la passer sans être mutilé ou pire ? Le vampire se reprit alors. Quoi qu’il arrive, cela était plus enviable que de rester une éternité en enfer. Prenant son courage à deux mains, Jeremiah déploya ses ailes et recula de quelques pas. Afin d’éviter d’être coupé en deux, il fallait qu’il traverse la brèche le plus rapidement possible. En un éclair, se propulsant avec sa télékinésie, Jeremiah fonça droit vers la brèche. Celle-ci disparut pour réapparaître juste avant qu’il ne la traverse finalement.

Une fois le vampire passé, Marbas fit signe à ses démons de tout couper. Il était plus que temps. Plusieurs rouages avaient été endommagés. Il manquait plusieurs dents à certains d’entre eux et trois finirent par tomber avec grand fracas au sol, aux pieds de Marbas.

« - J’espère pour toi qu’il est arrivé là où il le désirait » fit le Vagabond avant de se retirer.

Il n’avait déjà perdu que trop de temps. Marbas se contenait difficilement. Il attendit que le Vagabond soit hors de vue de la Sépulture pour laisser éclater sa rage. Se métamorphosant en une terrible créature ô combien monstrueuse, il élimina tous les démons qui furent témoins de la gifle qu’il avait reçue. Ainsi personne ne pourrait plus témoigner de cet épisode désastreux pour son image.
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A suivre dans le chapitre 424 : Égarement